Entre splendeur et erreurs
Grâce à ses ports, le Maroc rayonne, jusqu’en 1962, par des avancées techniques et des innovations majeures. Laboratoire en grandeur nature, le secteur portuaire innove dans les domaines scientifique, législatif et économique. Il traverse une période brillante, un véritable âge d’or, et produit un faisceau d’ouvrages légendaires dont la pièce maîtresse est la dorsale qui s’étend du môle de Tanger (1904) à l’appontement de Dakhla (1959), en passant par la digue à caissons de Larache (1907), les jetées de calibrage de Mehdia (1926), le quai-îlot de Sidi Ifni (1964) et le wharf de Laâyoune (1968).
Le port de pêche de Casablanca, construit en 1936, est une pure merveille architecturale et fonctionnelle. Le port de pêche de Safi, rénové en 1948, correspond aux mêmes normes d’excellence, ainsi que le port de Fédala (Mohammédia).
La conception réussie du port de pêche de Casablanca est due essentiellement à une compréhension approfondie de la chaîne des métiers et à une maîtrise parfaite des contraintes d’exploitation.
Le principe de base consiste à définir clairement et simplement les objectifs. Dans notre cas, il s’agit de structurer la réception des produits destinés à la consommation locale, à l’alimentation des usines
de conserve et à l’exportation, dans les meilleures conditions d’hygiène et de préservation. On a de plus prévu un aquarium pour exposer les poissons et les crustacés de nos côtes, et aussi pour permettre leur dégustation.
Pour comprendre la nature de la difficulté, il faut savoir que l’aménagement d’un port de pêche dépend de la nature du poisson débarqué, de son emballage et des circonstances de sa réexpédition.
Dans les ports de l’Europe du Nord, par exemple, qui sont spécialisés dans la pêche du hareng, les agencements sont extrêmement rudimentaires, surtout s’il s’agit de poisson débarqué, après salaison à bord, comme c’est le cas dans la plupart des ports allemands et hollandais.
A l’inverse, dans le cas des ports du Maroc, on met en vente du poisson frais, pour l’écouler le plus rapidement possible, de façon qu’il parvienne en bon état de fraîcheur aux consommateurs.
Il est donc essentiel de pouvoir disposer, pour l’étalage du poisson avant sa vente, de surfaces dégagées situées à proximité immédiates des quais. Il faut aussi que les magasins des mareyeurs soient très rapprochés de la halle de vente et que ces magasins soient directement desservis par une chaussée carrossable et, éventuellement, par des voies ferrées.
Les escales doivent être facilitées en mettant à la disposition des bateaux les approvisionnements
indispensables à leur activité : combustible, eau, glace, rogue, des magasins pour entreposer le matériel et les filets, ainsi que des cales de halage et des ateliers de réparation.
Entre le bord du quai et la halle, on prévoit en général une largeur variant de 3 à 7 m, sur laquelle on dépose les caisses de poisson, manutentionnées au moyen de grues légères, bien que le déchargement
par les moyens du bord soit le plus communément employé. La halle de vente doit être séparée par un passage des magasins de mareyeurs, ceux-ci disposant à l’étage de bureaux et d’entrepôts pour les caisses
vides.
Ainsi conçus, les ports de pêche du Maroc sont, en ce temps là, les plus performants au monde.
L’ingénierie halieutique et portuaire marocaine est alors au sommet de son art.
Cependant, à partir de 1960, en raison de l’ignorance des choses de la mer et de l’absence totale de culture portuaire, ceux qui président aux destinées des ports du Maroc commettent une série d’erreurs à répétitions, non seulement scientifiques et techniques mais aussi de gestion.
Mais il y a plus grave : à force de commettre des erreurs, ils finissent par s’y habituer jusqu’à l’abrutissement, c’est-à-dire au point d’en faire un critère de normalité. Il s’ensuit alors un analphabétisme portuaire, source d’innombrables fautes dans la construction des ports de pêche, notamment de 1980 à 2009. La plus stupéfiante est commise au port d’Asilah, la plus insensée au port de Sables d’Or (Rabat), la plus répétée au port de Chmaâla (2007), la plus «baignoire» au port de Sidi Hsaïne, la plus tragique au port de Martil (Tétouan), la plus médicale au port de Larache, pour ne citer que celles là, car la liste est longue : Boujdour, Dakhla, Sidi Ifni…
Pour comprendre la nature de l’handicap, nous exhibons l’exemple de Cap Bojador.
En 1976, on décide d’y établir un port de pêche. La construction de la digue principale en enrochements commence en 1978 et s’achève en 1982. Mais les sables submergent aussitôt le plan d’eau, rendant les
bassins inutilisables. Le même phénomène s’est produit à Saïdia, Tan Tan, Tarfaya…
Mais ne retenant pas la leçon de l’Histoire, on entreprend un port similaire, à moins d’un mille au Sud.
Parallèlement à ce premier égarement, il y a une erreur de nature primaire. En effet, par ignorance des choses de la mer, on a voulu faire de cette place le premier port sardinier de la planète. Mais on a oublié que des vents de terre (Sud-Est) soufflent en permanence au moins dix mois sur douze. Ces vents fertilisent et régénèrent les eaux côtières. De plus, le plateau sous-marin de Boujdour se compose d’une immense étendue de sables, exceptionnellement large (140 km) et peu profonde (moins de 100 m). Il constitue, en raison de ces trois facteurs, le dernier retranchement biologique où une multitude d’animaux marins vivent et se reproduisent. Au lieu donc de faire de ce plateau providentiel une superbe réserve marine unique au monde, on a décidé de manière aveugle d’initier une exploitation intensive qui aurait conduit fatalement à l’épuisement de nos ressources.
Mais l’écosystème de Boujdour va donner une magnifique et émouvante leçon de résilience : espace vivant, il se protège en bloquant par les sables ou par des éboulements de falaise tous les travaux portuaires qui mettent en péril sa propre survie.
Pour ce qui est des erreurs portuaires, c’est une question de pédagogie et de méthode.
En clair, on commencera par changer de comportement en reconnaissant les défaillances humaines, ensuite il faudra identifier les fautes, et enfin accepter de rattraper le retard en travaillant à la sauvegarde de nos richesses, avec l’idée essentielle de laisser des marges de manoeuvres aux générations futures.
Par rapport à ce dernier point, il convient d’associer l’Université, je pense en particulier aux fructueux et brillants chantiers de recherche ouverts depuis l’année 2006 par la prestigieuse faculté des Sciences Hassan II de Casablanca dans le cadre du Master «Gestion et Valorisation des Ressources Marines» dirigé par le Professeur Ouadia Tazi.
En ce qui concerne l’organisation actuelle des ports de pêche, l’initiative vient de l’Union Européenne.
En 2004, elle a demandé la mise en conformité de cette filière avec les standards des
pays du Nord.
En réponse, la gestion intégrale des ports de pêche est transférée à l’Office National des Pêches (ONP). Dans le sillage du programme Halieutis, cette disposition est reconduite de façon plus engagée par la convention du 29 septembre 2009 qui confère implicitement à l’ONP le statut d’autorité portuaire pour une durée de 15 ans à compter du 1er janvier 2010.
Pour ce qui est de l’avenir de notre patrimoine halieutique, il faut arrêter de se nourrir de slogans stériles: la piste du repos biologique a atteint ses limites. Il est urgent et impératif de gérer plus durablement la flore et la faune par des mesures complémentaires.
Il convient donc, dès à présent, de maintenir un équilibre forcément fragile entre les prises et le renouvellement naturel des stocks halieutiques. En particulier, on prendra bien soin de réduire ou de supprimer la production de farine de poisson source d’un gaspillage inadmissible et intolérable de protéines bien précieuses.
Par ailleurs, l’implantation de vastes réserves en plein océan augmentera la biomasse et favorisera l’attraction des espèces, leur croissance et leur reproduction ; l’immersion d’une longue suite de récifs artificiels et naturels diminueront les chalutages sauvages.
Enfin, on oublie trop souvent que 90% des prises planétaires proviennent de 10% de la surface des océans. De plus, malgré l’usage intensif de techniques de plus en plus performantes, les captures mondiales de poissons stagnent depuis trente ans autour du mur des cent millions de tonnes.
La pêche marocaine n’échappera pas à ce type de mur halieutique, soit 1 million de tonnes.
Mais, en cultivant la mer, le Maroc pourra augmenter et développer durablement, c’est-à-dire de manière contrôlée, ses ressources marines, en générant de la valeur et des milliers d’emplois.
Nous y croyons fermement, c’est une chance, et aussi l’un des défis majeurs que notre pays aura à relever au cours du XXIème siècle, car l’aquaculture sera à la pêche ce que l’élevage est à la chasse.
(*)Ingénieur des ponts et chaussées